Hadra : rituel collectif du Dhikr

Publié le 1 Mai 2008


Hadra ou hadhra (du mot hodour = présence, in extenso séance-réunion) est un terme difficile à cerner en ce sens qu'il peut revêtir plusieurs réalités. Il peut approximativement signifier assistance ou assemblée de fidèles dans les rites soufis. Peut également désigner  la présence divine. Selon Bernard Moussali, hadra ou dhikr-al-hadhra est le rituel collectif du Dhikr (scansion répétitive du nom de Dieu sur un ostinato progressant par degrés). Certains le pratiquent avec des instruments de musique, d'autres avec claquements de mains ou de doigts.  Le hadra public est ouvert, créatif, improvisé et peut être aussi “chaotique” que nos grandes messes rock.
Ce rituel se pratique dans le contexte spirituel des assemblées des confréries soufies et comporte des invocations, des louanges et des prières chantées, dont la finalité est de parvenir à un certain état d'extase (wajd).

 

Cet art se manifeste aujourd'hui notamment lors des moussem, les anniversaires et les festivités, et spécialement celui du Mouloud, l'anniversaire de la naissance du Prophète Mohammed. Il s'agit également de chants ancestraux soufis d'Afrique du Nord.

A l'origine, la hadra désigne, en arabe, la transe collective telle qu'elle est pratiquée lors des cérémonies de confréries soufies marocaines, en particuliers les Aïssâwas.Cette pratique est exécutée comme cérémonial pendant les grandes fêtes Aïssâwas. La grande fête ou moussem se déroule à Meknès prés du sanctuaire du cheikh al Kamel, à l'occasion de la célébration de la naissance du prophète . La hadra fait partie d'un rituel que l'on appelle aussi lila, car il dure toute la nuit. La lila des Aïssâwas commence par des chants puis est suivi par la hadra.  Dans le cadre d'un hadra au sein d'un ordres soufi, le munshid est limité et contrôlé par le sheikh; l'inshad est généralement plus marginal, l'essentiel étant consacré une plus grande liturgie consacrée aux prières et au dhikr.

Cette musique correspond aux pulsations des battements du cœur et au souffle de l'être humain. Elle mène au Fana, la dévotion au tout puissant Allah. La progression s'accélère au fur et à mesure en s'intensifiant.

Cela devient un procédé pour se détacher du monde et parvenir à une extase, à l'anéantissement (fana'). Le dhikr s'accompagne souvent de l'usage d'une sorte de chapelet (مِسْبَحة) [misbaḥa], misbaha; chapelet). Cette pratique est justifiée par ces versets du Coran :


Ô vous qui croyez ! Invoquez souvent le nom de Dieu !

Louez le matin et soir.

Le Coran (XXXIII ; 41-42)

Invoque ton Seigneur quand tu oublies, et dis : « il se peut que mon Seigneur me dirige vers ce qui est plus proche que cela du chemin droit. »

Le Coran (XVIII ; 24)

ou encore,

" Tif yâ durri

Tourne ma perle rare, fiasques à la main

Encore et encore verse moi du vin

Abreuve-m'en, tout contre ton sein

Dans des coupes, jusqu'au matin.

Debout ! et chant en bayyâtî

Emeus les convives, mon ami

Tu es mon âme, tu es ma vie

A mes yeux le plus joli

Viens mon compagnon, oublie

Les censeurs et le blâme

Sois doux, ô ma gazelle

Sans détours ni palabres."


Il se déroule en deux temps [1] :

  1. Le hizeb (pl.azhab) qui est la récitation des louanges, prières et litanies (dhikr ou dzikr). Dermenghem décrit ainsi le hizeb d'une hadhra à la zaouïa d'Ouzera près de Médéa dans l'Atlas tellien algérien. "L'orchestre est disposé en demi-cercle. Il y a plusieurs bendir, (instruments de musique à percussion faisant partie des membranophones qui comporte qu'une seule face de percussion, très répandu en Afrique du nord, où une peau, généralement de chèvre est tendue sur un large cercle en bois), une ou deux guesbah, (flûtes de roseau), parfois un daff, (un tambourin de grande taille sur cadre)[2]...deux chœurs qui se font face et répètent en général les mêmes versets. Le texte est formé de versets coraniques, de prières et d'invocations, répétées souvent plusieurs fois, qui culminent en une grande litanie fortement assonancée et rythmée...."
  2. L'ijdeb ou danse extatique. En réalité ces deux temps sont séparés par une pause avec des offrandes, des enchères. C'est pendant ces danses et la transe qu'ont lieu les manifestations spectaculaires avec les sabres, les charbons ardents, les chèches...Il faut souligner le fait que l'exubérance et le "désordre" manifestes recouvrent en réalité des conduites qui sont extrêmement codifiées et dont le contrôle est assuré par le maâlem.


Dans la musique égyptienne

Dans la musique égyptienne, ce terme désigne aussi l'assemblée des fidèles participant à un rite. Pour les guider et mener ce cheminement vers une lumière divine, le munshid ou chantre de l'Islam est le chanteur de la mosquée ou celui de confréries soufies. Il est, dans ce cas, le maître-chanteur, celui qui détient le répertoire, la voix et cette façon de se servir de l'un comme de l'autre au point d'emporter l'adhésion des foules. Le répertoire est l'inshad, ensemble des hymnes et chants religieux, poèmes et autres Qasidah, que le munshid entonne souvent au-dessus des invocations des participants.


Le chantre est le maître de ces mots et de ce que la voix peut en faire, de la même manière qu'un instrument peut se servir de notes ou de phrases musicales. Pendant des développements d'une puissance exceptionnelle, un grand munshid peut emmener ses auditeurs à travers un dédale de sons vocaux, de jeux subtils entre sa voix et les textes, se faisant conteur, diseur, chanteur, hurleur ou pleureur de Dieu.

 

Sheikh Ahmad Al-Tûni est certainement l'un des plus importants munshids de Haute-Egypte. Il est d'ailleurs un maddâh plutôt qu'un munshid au sens propre du terme, le maddâh étant le chantre populaire, celui du répertoire rural, un homme qui loue ses services sans attache particulière à l'une ou l'autre confrérie. Il évolue comme chantre de la liberté itinérante de l'approche du divin.

Eliane Azoulay dira de lui : Turban blanc et sipa (chapelet musulman) à la main (...), Sheikh Ahmad Al Tuni chante la dévotion religieuse avec une lenteur voluptueuse, comme une complainte d’amour désespérée, puis déclame solennellement quelques strophes avant de jouer avec les mots, comme une balle lancée, rattrapée, qu’on fait claquer et tournoyer. Soudain, il se laisse aller à un sardonique éclat de rire et lance des "Hey !Hey !" ou des "Aïe ! Aïe !" qui le mènent à la transe. Avec un impressionnant sens du théâtre et de la mise en scène, il captive l’auditeur, lui donnant tour à tour envie de pleurer ou de danser. (Télérama n° 2660 - janvier 2001)

La Hadra fascine aussi bien pour ses textes poétiques que pour la beauté plastique de ses mélodies. Débutant sur un tempo lent et majestueux, la Hadra intègre progressivement des mouvements rythmiques prenant de plus en plus de vivacité avec les percussions du daf (qui est un des plus anciens tambours sur cadre en Asie et en Afrique du Nord) pour atteindre son apogée avec cette sorte d'extase, qui est la Hadarat elle même.

Cet art musical se manifeste encore de nos jours dans les Moussems, les anniversaires et les festivités spécialement au Moussem du Mouloud (anniversaire de la naissance du Prophète Mahomet).

 


Fadhel Jaziri

Hadra est aussi le titre d'un spectacle issu de la rencontre entre les chants ancestraux soufis d'Afrique du Nord et Fadhel Jaziri, intellectuel tunisien, auteur et metteur en scène.

 

Ce disque, composé de longues complaintes d'amour pour les hommes et le Dieu tout-puissant, est la bande son de ce spectacle magique. Des chants interprétés jusqu'à la transe, que Fadhel Jaziri réussit à faire entrer dans le temps présent. Il ne présente pas un spectacle folklorique empli de nostalgie mais une œuvre pleine d'improvisations, de recherche d'intensité. En 24 textes qui racontent le vécu, les qualités morales et spirituelles de chaque confrérie, il transcrit sa propre perception de ces chants issus de la tradition, en leur offrant ses propres arrangements et idées mélodiques. Pour Fadhel Jaziri, sans la création la tradition est un poids mort.


 

Notes et références

  1. Association Géza Róheim
  2. Voir classification du Thesaurus of musical instruments


Bibliographie

  • Bennani Jalil, La psychanalyse au pays des Saints, Casablanca, Ed.Le Fennec, 1996
  • Jamous Raymond, Individu, cosmos et société, approche anthropologique de la vie d'un saint marocain, dans la revue Gradhiva, n°15, 1994, p.43-57
  • Doutté Edmond, Magie et Religion dans l'Afrique du Nord, Paris,  Geuthner, 1908, rééd. 1994
  • Ageron Charles-Robert, Confréries musulmanes, Encyclopaedia Universalis
  • Aouattah Ali, Ethnopsychiatrie magrébine, Paris, L'Harmattan, 1993
  • Arnaldez Roger, Maraboutisme, Encyclopaedia Universalis
  • Brunel René, Essais sur la confrérie religieuse des Aissouas, Casablanca, Ed. Afrique Orient, coll.Archives - retour
  • Claisse-Dauchy Renée, Médecine traditionnelle au Maghreb, Rituels d'envoûtement et de guérison au Maroc, Paris, L'Harmattan, 1996
  • Cuoq Joseph, Shadiliyya, Encyclopaedia Universalis
  • Dermenghem Emile, Le culte des saints dans l'islam maghrébin, Paris, Gallimard, coll.TEL, 1954
  • Lapassade Georges, les gnaoua, un vaudou maghébin, Revue Zellige n°3, Service Culturel, Scientifique et de Coopération de l'Ambassade de France au Maroc, octobre 1996.


Rédigé par Mario Scolas

Publié dans #Musiques arabes

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